le droit à l’errance

Texte extrait d’Isabelle Eberhardt, Écrits sur le sable 1901

Un droit que bien peu d’intellectuels se soucient de revendiquer, c’est le droit à l’errance, au vagabondage.
Et pourtant, le vagabondage, c’est l’affranchissement, et la vie le long des routes, c’est la liberté.
Rompre un jour bravement toutes les entraves dont la vie moderne et la faiblesse de notre cœur, ont chargé notre geste, s’armer du bâton et de la besace symboliques, et s’en aller !


Pour qui connaît la valeur et aussi la délectable saveur de la solitaire liberté (car on n’est libre que tant qu’on est seul), l’acte de s’en aller est le plus courageux et le plus beau. Égoïste bonheur, peut-être. Mais c’est le bonheur, pour qui sait le goûter. Être seul, être pauvre de besoins, être ignoré, étranger et chez soi partout, et marcher, solitaire et grand à la conquête du monde. Le chemineau solide, assis sur le bord de la route, et qui contemple l’horizon libre, ouvert devant lui, n’est-il pas le maître absolu des terres, des eaux et même des cieux ?
Quel châtelain peut rivaliser avec lui en puissance et en opulence ? Son fief n’a pas de limites, et son empire pas de loi. L’homme s’avilit sous son joug, abaisse leur courbe son échine vers la terre qu’il possède et qui se donne à lui, toute, en bonté et en beauté. Le paria, dans notre société moderne, c’est le nomade, le vagabond, « sans domicile ni résidence connus ». 

En ajoutant ces quelques mots au nom d’un irrégulier quelconque, les hommes d’ordre et de loi croient le flétrir à jamais. Avoir un domicile, une famille, une propriété ou une fonction publique, des moyens d’existence définis, être enfin un rouage appréciable de la machine sociale, autant de choses qui semblent nécessaires, indispensables presque à l’immense majorité des hommes, même aux intellectuels, même à ceux qui se croient le plus affranchis.

Cependant, tout cela n’est que la forme variée de l’esclavage auquel nous astreint le contact avec nos semblables, surtout un contact réglé et continuel. J’ai toujours écouté avec admiration, sans envie, les récits de braves gens ayant vécu des vingt et trente ans dans le même quartier, voire dans la même maison, qui n’ont jamais quitté leur ville natale.

Ne pas éprouver le torturant besoin de savoir et de voir ce qu’il y a là-bas, au-delà de la mystérieuse muraille bleue de l’horizon… Ne pas sentir l’oppression déprimante de la monotonie des décors… Regarder la route qui s’en va toute blanche, vers les lointains inconnus, sans ressentir l’impérieux besoin de se donner à elle, de la suivre docilement, à travers les monts et les vallées, tout ce besoin peureux d’immobilité, ressemble à la résignation inconsciente de la bête, que la servitude abrutit, et qui tend le cou vers le harnais.

À toute propriété, il y a des bornes. À toute puissance, il y a des lois. Or, le cheminement possède toute la vaste terre dont les limites sont l’horizon irréel, et son empire est intangible, car il le gouverne et en jouit en esprit.

Texte d’Isabelle Eberhardt, Écrits sur le sable 1901

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